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Cahiers intimes d'orientation marxienne
29 août 2015

Gaspard Koenig, un cauchemar de Marx

J’ai lu le dernier article de Gaspard Koenig, « L’ubercapitalisme, un rêve de Marx » paru le 27 août dans Le Point et je suis dépité d’avoir à « faire de la critique » sur l’heure du déjeuner. Mais le moyen de faire autrement ! Marx une fois de plus s’y trouve tellement malmené que c’est pitié. Et si je ne ramassais pas le gant, l’amie fidèle qui m’a recommandé cet article croirait que j’acquiesce aux arabesques de M. Koenig.

Trois choses m’ont gêné dans cet article : le rapport sournois et changeant à Marx ; la légèreté irresponsable avec laquelle Marx est cité ; l’identification fallacieuse de l’économie de partage à la société communiste.

Gaspard Koenig commence par citer un extrait de L’idéologie allemande. « La possibilité de faire aujourd’hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de pratiquer l’élevage le soir, de faire de la critique après le repas, selon son bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pêcheur ou critique ». [L’idéologie allemande, éditions sociales, 1977, p. 68] et il prétend que cette maigre phrase est « la description de la société communiste par Marx ». C’est un peu léger, non ? Qui peut croire que LA société communiste n’est ni plus ni moins qu’une communauté de chasseurs-cueilleurs, ayant domestiqué à grand-peine un loup et un auroch, et devisant gaiement après le repas, lèvres, mentons et doigts luisants ? Ce serait donc pour revenir à la préhistoire que Marx aurait écrit Le Capital ? Gaspard Koenig commet ici une erreur de débutant : il considère que tout Marx est déjà compris dans L’idéologie allemande et qu’on a assez rendu compte de sa pensée en citant un texte de 1846, alors que le premier livre du Capital n’aura paru qu’en 1867. Or, de tous les fragments et brouillons imprimés aujourd’hui sous le titre d’Idéologie allemande, Marx n’a publié qu’un petit texte en 1847 et Engels quelques fragments en 1888, jugeant alors que tout le reste n’était plus d’actualité. Et Marx n’a-t-il pas écrit dès 1859 qu’il « abandonnait […] volontiers le manuscrit à la critique rongeuse des souris » ? [Contribution à la critique de l’économie politique] C’est seulement par un fallacieux tour de passe-passe et non sans condescendance que Gaspard Koenig fait de l’expression d’une pensée immature du jeune Marx le dernier mot du « vieux Karl ».

Gaspard Koenig ne voit pas ce qu’il y a d’incongru à mettre sur un même plan pêche, chasse et élevage d’une part, et webmastering, voituring et moocing d’autre part. Cela dit, ce n’est pas le fond qui l’intéresse, mais la forme. Et formellement, il y aurait trois points communs entre la société « communiste » selon Marx et l’économie collaborative selon Rifkin : les deux sont des visions abouties d’un monde futur où chacun aura la liberté (loin de toute contrainte sociale) de choisir entre un grand nombre d’activités plutôt que de se soumettre à un cafardeux emploi salarié.

La société communiste et l’économie collaborative auraient chacune leur visionnaire. Un Karl Marx caricaturé en songe-creux qui « rêve » d’un monde pastoral, échafaude une « fiction conceptuelle », un « idéal ». Un Marx un peu suranné et assez inoffensif désormais, un vieux gâteux. Son lointain et fringant héritier, Jeremy Rifkin, fondateur d’une « théologie naïve », et « gourou » d’un marxisme à la page qui aurait pour adeptes les fondateurs d’Airbnb, de BlaBlacar, d’Uber etc. Et ces deux visionnaires sauraient ou auraient su ce que serait le monde d’après le capitalisme. Rien de plus faux concernant Marx. Et si Gaspard Koenig avait consulté la toute dernière édition française de L’Idéologie allemande, la première véritablement scientifique, celle de Jean Quétier et Guillaume Fondu publié dans le cadre de la GEME en 2014, il aurait peut-être lu une petite note éclairante de Marx et Engels : « Le communisme n’est pas pour nous un état qui doit être instauré, un idéal auquel la réalité effective a à se conformer. » Peut-être que les « geeks multimillionnaires de la Silicon Valley [ont] l’illusion exaltante de dépasser le capitalisme », mais on chercherait en vain chez Marx plus qu’une ébauche de ce que serait le communisme. M. Koenig a donc tort de prétendre isoler un état du communisme chez Marx et de se fonder là-dessus pour faire des rapprochements hâtifs.

Dans la société communiste et dans l’économie de partage, les individus seraient enfin libérés de toute contrainte sociale. J’ignore si le chômeur de longue durée qui n’a rien trouvé de mieux pour nourrir sa famille que de conduire 15 heures par jour est si content que cela d’être libéré de la « morne entreprise » qui l’employait avant et de la réelle protection sociale qu’il bénéficiait. J’ignore si l’étudiant parisien qui dort trois nuits par semaine sur le canapé d’un ami pour louer sa chambre de bonne via Airbnb n’aimerait pas tout simplement être contraint d’accepter une généreuse bourse du CROUS. Et j’ignore si le voisin qui met à disposition sa machine à laver est si content que cela de voir une startup parisienne toucher un pourcentage sur chaque lessive. Ce que je sais en revanche, c’est qu’il n’est pas question dans L’idéologie allemande d’un individu à ce point « maître de forger son propre destin », à ce point libéré « vis-à-vis des contraintes sociales ». Voici l’extrait de L’idéologie allemande que M. Koenig a si honteusement tronqué : « En effet, aussitôt que le travail commence à être réparti, chacun a un cercle d’activité exclusif et déterminé qui lui est imposé et dont il ne peut sortir. […] Tandis que dans la société communiste, où chacun n’a pas un cercle d’activité exclusif mais peut se former dans n’importe quelle branche, la société règle la production générale et, de ce fait, m’offre la possibilité de faire aujourd’hui ceci, demain cela, de chasser le matin, etc. » On voit bien (chez le jeune Marx) que les salariés une fois libérés de la division du travail, qu’ils n’ont pas décidée et qu’ils subissent aveuglément, n’entrent pas pour autant dans la « concurrence [généralisée] des biens et des services ni « dans une forme extrême de valorisation des marchés » nécessitant un über-Etat régulateur. Ils ne vivent pas non plus dans un monde où chacun fait égoïstement selon son bon plaisir, à charge pour l’Etat planant haut au-dessus de la mêlée de panser les plaies. L'ubercapitalisme n'est donc pas ce dont Marx rêvait pour fin de l'humanité. 

Je résume. M. Koenig énumère les bons côtés de l'économie collaborative et les rapproche d'une vision immature et de toute façon tronquée de la société communiste. Il introduit ensuite les parts d'ombre de l'économie collaborative, mais sans renoncer à l'identifier au communisme. Il en conclut que le communisme - en l'état - est aussi mauvais que ce qu'il appelle l'ubercapitalisme. Mais pas si mauvais qu'on ne puisse se contenter de le réguler un peu. Uber, Airbnb etc. veulent un grand désordre d’individus violemment autonomes. Gaspard Koenig veut un grand désordre d’individus violemment autonomes pour qu’un grand Etat y mette bon ordre.

Et Marx alors ? J'en sais rien, moi ! Un grand ordre d'individus autonomes qui s'associent et se mettent d'accord ? J'attends avec impatience le prochain livre de Lucien Sève pour savoir !

P.-S. J'ai regardé plusieurs vidéos de Gaspard Koenig et à plusieurs reprises, quand il évoque son idéal d'un individu libre, autonome, responsable, émancipé, il fait mine de se réclamer de Marx et parle comme Marx de « monade ». Ce garçon n'a-t-il donc pas vu que Marx justement se moque de cette « liberté de l'homme en tant que monade isolée, repliée sur elle-même » ? [A propos de la question juive

P.-P.-S. Le garçon l'a vu. Dans son dernier livre, il prend le temps d'être moins léger sur ce point, et très lourd sur d'autres : « Pourtant, Marx ne se satisfait pas de cet idéal bourgeois. Après l’avoir brillamment analysé, il rejette la vision « égoïste » de l’autonomie. Au nom de quoi ? Au nom de « l’émancipation humaine » (à différencier de l’émancipation politique), c’est-­à-­dire de la possibilité de transformer l’homme en une créature meilleure, altruiste et désintéressée, que Marx appelle, d’une manière qui fait frémir, « l’homme proprement dit, l’homme vrai ». C’est à la poursuite de cette mystérieuse essence humaine, aperçue par le philosophe-­roi marxiste et étayée par une philosophie de l’histoire contestable, que se consacreront les pires totalitarismes du xxe  siècle. On voit donc pourquoi Marx aura besoin d’introduire dans sa philosophie la notion perverse d’aliénation, qui explique l’aveuglement de l’homme vis-­à-­vis de sa « vraie nature ». Ainsi, avec une parfaite cohérence, les droits de l’homme deviendront le propre d’une « société de l’anarchie, de l’individualisme naturel et spirituel aliéné de lui-même ». La monade est aliénée, il faudra la rééduquer ! » [Le révolutionnaire, l'expert et le geek]

Prochain billet : Un commentaire de cette citation de G. K.

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